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Le kiosque des illusions
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31 janvier 2010

La boîte

Elle passait chaque lundi matin à la même heure. La rue, déjà peu animée, était le plus souvent déserte et j’avais pris l’habitude d’oublier mes livres et mes tableaux pour l’observer. Le même imperméable bleu de Prusse soigneusement boutonné, des chaussures d’un autre temps ou d’une autre contrée et ce cabas fermement ramené contre la poitrine, improbable matrice à contenir tous les rêves du monde. Je me souviens qu’elle peinait à avancer, donnant à chacun de ses pas l’impression d’arriver au terme d’un long voyage. Le bout du monde dans une rue où les éclaboussures d’essence défiguraient chaque recoin…

C’est arrivé au numéro 24, devant les grilles d’une maison de longue date abandonnée, que les choses prenaient une tournure étrange dont je désespérais de découvrir jamais la signification. Du cabas, elle sortait une enveloppe, blanche, lisse, quelconque, une à ne rien vouloir accrocher des extravagances de notre monde. Elle la glissait alors avec le plus grand détachement dans la boite aux lettres et poursuivait son cheminement, sans se retourner.

On se damne à tirer les fils désordonnés de sa curiosité. Qui était cette femme singulière, que contenaient ces lettres et par quel étrange processus, la boite, jamais surchargée, se trouvait prête à accueillir semaine après semaine ces ponctuelles missives.

La maison était inhabitée, j’en avais eu la confirmation. Il m’était bien sûr venue la tentation d’approcher, de tenter d’ouvrir la boîte, de forcer ses secrets, mais j’étais resté à chaque fois immobile, les bras ballants, incapable de briser ce rythme qui m'assujétissait au mépris de tout.

Le premier lundi où elle ne vint pas, le vide pris place en moi toute la journée et je m’endormis avec le sentiment d’avoir été dépossédé ; puis les jours passèrent et je finis par m’approcher de la boite. Curieusement, elle ne me résista pas mais la déception s’engouffra si vite que j’eu la tentation de la refermer sur le champ : elle était vide.

Pourtant, mon regard fut alors attiré vers quelques mots gravés sur le fond, à même le bois : ici meurent et renaissent les rêves.

Les premières enveloppes qui arrivèrent dans ma boite aux lettres me surprirent à peine. Les rêves d’amour étaient souvent dans des enveloppes roses, les rêves de statut social dans des enveloppes plus sérieuses, les rêves d’enfant me plaisaient particulièrement. J’avais compris sans plus de complication qu’il me fallait les ouvrir et les mettre dans ces petites enveloppes blanches, uniformes, épurées. Tous les lundis, je traversais la ville pour me rendre dans cette ancienne rue piétonne au si nombreux commerces désertés. C’est dans la boite très banale d’une ancienne mercerie, au rideau de fer baissé, que je glissais ma lettre.

Dire combien d’années je me suis acquitté de ma tâche, je ne sais exactement. Je pose des rêves inhabités, d’autres les emportent et tentent de les faire germer ailleurs. Je n’ai, pendant toutes ces années, jamais cherché à savoir qui venait, chaque semaine, prendre mon offrande blanche.

Depuis quelques temps, je me demande si quelqu’un détaille, derrière la fenêtre d’un des immeubles alentour,  le vieux monsieur que je suis devenu. Je crois que le temps du passage est arrivé. L’autre matin, il y avait cette inscription sur ma boite aux lettres.

Prenez mes rêves  et portez les loin.

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Imaginé pour les défis consigne 91.

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Commentaires
J
Magnifique, ce texte. Tres poetique.
K
Si vos souvenirs vous reviennent venez me dire !
W
Suite à ton commentaire sous ma participation aux défis, je viens ici et... je découvre la tienne que ni mon agrégateur ni les défis ne m'avaient encore annoncée.<br /> Je la lis donc ici et l'apprécie, comme tout ce que tu écris.<br /> Et au fond de moi, au fur et à mesure de ma lecture, naît comme une étrange impression d'avoir déjà lu une histoire similaire, où, en tout cas, il était question de courrier déposé dans une boîte aux lettres abandonnée.<br /> Mais impossible de situer la chose, juste une impression.<br /> Deux sensations pour le prix d'une, merci Kloelle !
Le kiosque des illusions
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