Voiture 5 - Place 31 - Côté fenêtre. Côté
Voiture 5 - Place 31 - Côté fenêtre.
Côté fenêtre, je l'ai demandé. J'aime être gagnée par le vertige de ces villes, de ces champs à perte de vue qui défilent sans nous laisser le temps d'ancrer notre présence. Je vais passer 3 heures sur ce fauteuil étroit, trois heures de solitude assumée...espérée. Je me pelotonne contre le dossier de velours. Impression d'être de passage dans une autre histoire.
La voix légèrement nasillarde du contrôleur a confirmé le terminus. Je suis bêtement soulagée. Une vieille dame au visage renfrogné s'installe côté couloir. Je sors mes livres. Cet étalage sur ma petite tablette indispose ma voisine. Je secoue mes mèches blondes de gauche à droite, ostensiblement, histoire de marquer un territoire qui n'a pourtant rien demandé. Les livres...Je ne sais lequel choisir. J'ouvre "Jeune fille" d'Anne Wiazemsky. Un train, c'est un lieu magique pour lire. Glissements de perspective, déplacements d'identité. La vie en marche. Chaque mot résonne avec plus d'intensité.
Un téléphone sonne. Une voix qui se voudrait discrète éclabousse ma solitude d'encombrantes confidences. La fille de Michel ne va plus à la fac depuis novembre et son père, cet incapable, ne lui dit rien. Je tente de me concentrer sur mes pages, les dévoilements d'Anne Wiazemsky, Bresson, leur film, mais mon regard s'échappe et traîne le long des champs orphelins de couleurs. J'entends que Michel a mal vécu sa séparation et qu'il passe tout à cette insupportable gamine. D'ailleurs, c'est bien simple, il n'est plus question qu'elle aille chez lui quand il en a la garde. Je glisse mon regard vers la voix, cherche à surprendre la couleur des cheveux, le contour du visage de celle qui parle. C'est absurde. Quel besoin ai-je de savoir ?
Ma lecture avance. Anne raconte avec de beaux mots. J'ai envie de voir tous les films de Bresson, j'en ai le manque soudain et absolu. J'imagine la scène du banc entre Marie, l'héroïne et Jacques, le garçon "bien". Deux hommes rient aux éclats au fond du wagon. Je sors de mon livre. Ma voisine leur lance un regard courroucé. Ils étouffent péniblement leurs gloussements. J'aime cet étalage de bonne humeur. Flottement d'allégresse. Derrière la fenêtre, les immeubles ont remplacé les verts pâturages. Je range mon livre. Déjà, dehors, le froid m'attend.